Dragon magazine – hors série aïkidô n°12 : aikiken, le sabre de l’aïkidô

Aïki Ken

On ne sait pas très bien quand le mot Aïki fut utilisé pour la première fois. Il est apparu dans certains textes écrits par les maitres de Sabre de la période Edo, vers le XVII ème siècle. Il est évident qu'il est devenu un terme essentiel du Budo japonais à travers la naissance de l'Aïkido et la découverte de son origine, le Daito Ryu Aïkijujutsu.
Le Daito Ryu est la traduction de l'école du Grand Orient (qui signifie l'Extrême Orient, le Japon), créée au XII ème siècle selon certaines traditions et qui représente pour beaucoup un enseignement fondamental. Elle s'adressait à des disciples de trois niveaux : celui des soldats/guerriers pour lesquels on délivrait des techniques martiales plus brutes (jujtusu), celui des seigneurs à qui l'on délivrait des techniques plus raffinées, propres à éveiller le corps et l'esprit (aïkijutsu), et une technique intermédiaire l'aïkijujutsu, destinée aux samouraïs officiers. Depuis, de nombreuses branchent se sont développées. Certains disent que l'Aïkido est l'une de ses branches. Quant à l'une de ses ascendances possibles, on parle tout autant de l'influence des techniques de sabre de Shinkage Ryu, que le fondateur de l'Aïkido, Ueshiba Morihei,  connaissait également.
Personnellement, j'ai commencé par l'apprentissage du sabre de l'école d'Itto Ryu (l'origine du Kendo moderne). Au fur et à mesure, je ressentais le besoin de rechercher des techniques plus anciennes, du XVI et XVII ème siècles. C'est à ce moment là que j'ai rencontré mon maître de Daito Ryu : Yoshimaru Keisetsu, disciple de Sagawa  Yukiyoshi, un des successeurs importants de Takeda Sokaku qui a propagé le Daito Ryu au même titre que Ueshiba Morihei.
De manière intuitive, j'avais senti les liens et l'origine des techniques du sabre à travers son enseignement avant qu'il ne me l'explique lui-même. Fort de ces connaissances, lorsque je tenais mon sabre en réalisant les mouvements de Daito Ryu, j'avais désormais la sensation de retrouver les techniques originelles de Shinkage Ryu, que je nomme depuis : méthode de sabre fluide en spirales.
Aussi, lorsque l'on m'interroge sur l'Aïkiken, il me vient toujours la notion de Katsuninken.
Kamiizimi Isenokami Nobutsuna, le fondateur de Shinkage Ryu est l'un des premiers à avoir inventé la notion de Katsuninken. Il a vécu au milieu du XVI ème siècle en pleine période de guerres. Mais, il commença à s'interroger sur la possibilité d'achever un combat sans tuer son adversaire. De cette recherche technique, la notion de Katsuninken est apparue. Le sabre de vie devint l'objet de son école, au sein de laquelle, il développa cette recherche en vertu de l'esprit, des capacités de chacun et de l'art. Ses successeurs ont persévéré dans cette Voie, et concrétisé le changement d'une technique qui existait pour tuer en une technique qui développait la vie elle-même. C'est une véritable évolution copernicienne ! Ils passèrent des techniques de combat au symbole même de la création.

La particularité de Shinkage Ryu réside en la manipulation du sabre avec le déplacement Tai sabaki. Ce déplacement relève d'une rotation du corps vers la gauche, soit en dehors, puis vers la droite, soit en dedans. Pour réussir ce mouvement rotatoire, il faut créer l'axe, le pilier, le lien entre le ciel et la terre. Alors, ce mouvement autour de l'axe donne naissance à un tourbillon, une spirale. La spirale possède une direction, vers le haut ou vers le bas, le long de l'axe, ce qui la place dans les trois dimensions.
Tai sabaki : deux rotations possibles, et c'est avec cette combinaison que l'on manipule le sabre. Influencé par la rotation terrestre, on tourne dans le sens des aiguilles d'une montre et on provoque la force centrifuge, lorsque l'on tourne dans le sens inverse des aiguilles d'une montre, on provoque la force centripète, cette force remonte vers le ciel.
C'est une des logiques de Shinkage Ryu. Ces deux rotations amènent à deux types de frappe, l'une vers le haut, l'autre vers le bas, utilisant la force centrifuge ou centripète. Mais, il existe toutes sortes de combinaisons.
L'en-dehors (pour utiliser une terminologie de la danse classique) permet aussi en quelque sorte une ouverture vers l'adversaire, une harmonisation, avant la frappe qui se fait par la rotation en-dedans, vers la terre. On retrouve l'essence de tout cela dans la première forme ''Itto Ryodan'': un coup de sabre fend la dualité.
Isenokami en découvrant la technique Enkaï (dont Itto Ryodan découle), que l'on peut traduire par singe qui tourne, hirondelle qui virevolte, ou cercle agréable, a éprouvé l'essence des techniques du sabre, lorsqu'il étudiait cette technique de Kage Ryu. Pour la petite histoire, Kage Ryu (l'école de l'Ombre) a été créée par un saint de sabre (Kensei) : Aïsu Ikousaï, dont le nom de famille signifie: île d'amours, et le surnom: parfums transmis !
Deux adversaires sont l'un face à l'autre, l'attaquant avance en ligne droite, en direction de celui qui ne bouge pas. Ce dernier prend la position wakigamae, et procède à une rotation vers l'en-dehors, comme une invitation, autour de l'axe qui est stable ("mon sabre est ainsi uni avec la terre et le ciel" Isenokami). Celui qui avance n'a aucune chance, il subira la frappe par rotation vers l'en-dedans de son adversaire et sera pris par la spirale ainsi créée. Son sabre sera arraché.
Ueshiba Sensei profère la même méthode, il dit "je suis connecté avec le ciel et la terre", celui qui m'attaque n'a pas de voie, puisqu'il écarte l'ordre de l'univers, alors que celui qui fonde son axe, et tourne autour, utilise les lois universelles de la force rotatoire. Dans ses techniques de l'Aïkido, il utilise ainsi cet enchainement. Il guide son adversaire d'abord vers le ciel avec la rotation centrifuge et puis vers la terre avec celle qui est centripète. Cet exemple n’est que l’un des principes, il y a bien sûr des variations. Il me semble toutefois, qu’Ueshiba Morihei, au XXème siècle, parcourt un chemin similaire à celui d'Isenokami. A travers cette technique Enkaï, je perçois de la même manière, l’essence des techniques de sabre et d’Aïki jujtsu.
La notion d'Aiki reste assez vague mais, elle symbolise néanmoins l'harmonisation. C'est aussi pour moi l'histoire de la mythologie japonaise, et plus particulièrement celle de Mito no Maguwai (Cérémonie pour  l'union des deux divinités de la création), d'autant qu’Ueshiba Morihei était un spécialiste dans ce domaine et qu'il récitait des passages du Kojiki pendant ses cours et ses démonstrations.
Couple de Kami, issu de la deuxième grande génération des dieux fondateurs, Izanagi et Izanami ont la responsabilité de créer la terre qui ne ressemble jusqu'alors qu'à une flaque d'huile sans forme. Pour cela, on leur offre une lance sacrée. Mais, ils échouent, n'aboutissant qu'à la formation d'une toute petite terre sur laquelle ils descendent. Alors, ils érigent un pilier céleste, en direction des Kami supérieurs et ils créent un rite cérémonial pour l'union de leur corps, espérant cette fois-ci que le chemin vers la création sera plus simple. Izanagi, la divinité Yang, s'engage en tournant par la gauche autour du pilier céleste, utilisant la force centrifuge, Izanami, la divinité Yin, s'engage vers la droite, utilisant la force centripète. Après un premier essai inachevé, le rituel instauré fonctionne, Izanagi et Izanami donnent naissance aux  îles qui forment le Japon.
Non seulement, il y a un vrai plaisir à entendre les textes fondateurs mais, je crois aussi et surtout, qu'ils contiennent les origines des techniques en quelque sorte. Le mot Kami (que l'on traduit par divinité) est composé des mots Ka (feu) et Mi (eau). L'Aïki Ken  est sans doute, une méthode ou un instrument pour unir deux choses opposées afin de servir la création.
A travers ce mot, je perçois enfin tous les Kensei qui ont consacré leur vie pour développer leur méthode, ainsi que  les  maitres de Daito Ryu et de l''Aïkido qui leur ont succédé et qui ont, à leur tour, adapté leur méthode au monde moderne d'aujourd'hui.


Masato MATSUURA
Co-écrit  avec Audrey Marquis